Je suis en réunion
La première fois, on est resté un peu interloqué. Il a décroché le téléphone, esquissé un geste d’excuse :
— Est-ce que tu peux me rappeler plus tard ? Je suis en réunion.
En réunion. Oui, bien sûr, on était là, dans son bureau. Passé au débotté, on avait eu la bonne surprise de le trouver libre et de pouvoir s’asseoir quelques minutes pour papoter. En réunion… C’était plutôt flatteur. Peut-être une manière pour lui de manifester combien il appréciait votre visite. Quoique à la réflexion…
On ne voyait pas bien en quoi elle pouvait prendre des proportions si conséquentes, au point de se voir métamorphosée en commission protocolaire. « En rendez-vous » eût déjà été emphatique – et pour tout dire, faux. « En réunion » basculait nettement vers le mensonge, établissait une complicité de mauvais aloi que l’on se sentait à la fois penaud et fier de partager. Mais non. Le téléphone reposé, rien dans son attitude ne trahissait la moindre gêne et la conversation reprenait, légère et sans enjeu.
Il y eut d’autres fois. Avec lui, avec elle, avec bien d’autres.
Ne pouvant qualifier de menteurs des gens qu’on estimait, il a fallu chercher ailleurs. C’est l’expression « en réunion » qui avait à l’évidence changé de sens et de portée. Sans doute traduisait-elle une expansion sémantique du travail – rencontrer quelqu’un avec qui l’on avait un vague rapport professionnel, lui consacrer quelques minutes de bavardage faisait désormais partie d’un code élargi de l’activité officielle. Cela devait venir d’Amérique, d’une civilisation bureaucratique où le cool et le stress entretenaient de coupables rapports – et c’est toujours le stress qui l’emporte dans ces cas-là.
Et puis on n’est pas toujours celui qui passe. Parfois, on est celui qui téléphone. Est-ce bien agréable alors de s’entendre éconduire avec ces mots dont on connaît le poids :
— Je ne peux pas vous le passer. Il est en réunion.